Spectropolarimétrie ou comment observer le champ magnétique d’une étoile avec une lunette de 72mm et un spectrographe imprimé en 3D
Cette étude démontre qu’il est possible de détecter et d’étudier le champ magnétique d’une étoile avec une lunette de 0.072m, un polarimètre conçu à partir de lunettes 3D de cinéma et un spectrographe fabriqué en impression 3D. La cible choisie est α2 CVn, une étoile de type Ap (chimiquement particulière) largement étudiée pour son champ magnétique et sa variabilité. Afin d’obtenir une couverture complète en fonction de la phase, 10 nuits d’observations ont été nécessaires. Le spectrographe Star’Ex équipé d’un réseau de 2400 traits/mm et d’une fente de 10μm couplé à une lunette de 72mm f/6 délivre des spectres d’une résolution moyenne de 25000. Nous allons nous appuyer sur l’effet Zeeman et calculer les profils de Stokes I et V sur la raie Hα pour extraire l’information qui nous intéresse.
Guillaume Bertrand
J’ai commencé l’astronomie à 15 ans, en 2003, avec l’opposition de Mars. J’ai très rapidement intégré le club d’astronomie “Village du ciel” basé en Vendée pour échanger avec d’autres astronomes amateurs. Mon premier instrument était un 114/900, j’en ai tiré tout ce que je pouvais en imagerie planétaire. C’était l’époque des webcams Vesta Pro modifiées. J’ai utilisé ce 114/900 intensivement pendant 5 ans avec un partage systématique de mes observations avec la commission des observations planétaires de la SAF. En parallèle, de 2005 à 2009 j’ai développé et maintenu le logiciel de calcul d’éphéméride planétaire AstroCalc. Cet exercice m’a permit de m’auto-former au développement logiciel et web dans plusieurs langages et d’en faire mon métier. Un peu moins actif ensuite à cause de la vie pro, familiale et musicale (je suis aussi musicien), mais toujours de l’imagerie et du suivi planétaire en tache de fond avec un dobson 254mm. J’ai pris un virage en 2018 en décidant de me construire un instrument (dobson 400mm compact) dédié uniquement au visuel et au dessin. Je prends beaucoup de plaisir à essayer de dénicher le moindre photon sur des objets très faibles et de mettre le résultat sur le papier. Fin 2021, je découvre le très ingénieux projet Sol’ex/Star’ex initié par Christian Buil. Je décide très rapidement d’investir le sujet avec pour idée de me mettre sérieusement à la spectro par la suite. Tout va très vite, les premiers résultats me donnent des frissons ! Je lit énormément de chose sur le sujet… bref… la spectro m’absorbe ! Pouvoir répéter des observations pro avec des configurations matérielles minimales ou encore mieux collaborer à des projets pro-am est ultra motivant.
Introduction
En novembre 2018, je sortais très impressionné d’une conférence donnée par Christian Buil aux rencontres du Ciel et de l’Espace. Cette conférence était intitulée “Spectrographie : les nouveaux horizons”. J’y apprenais, en autre, que la spectropolarimétrie était en passe de devenir accessible aux amateurs et permettait de mesurer et de cartographier le champ magnétique des étoiles. Domaine d’investigation fascinant… mais qui me semblait à l’époque bien loin de mes possibilités !
Depuis, les années ont passé et le formidable spectrographe Star’Ex fabriqué avec une imprimante 3D a fait son apparition, permettant de faire des spectres haute résolution de très bonne qualité. En parallèle le champ des possibles avec le projet Sol’Ex (pendant Solaire du Star’Ex) a évolué et il est désormais possible de produire des magnétogrammes à l’aide d’un polarimètre fabriqué à partir de lunettes 3D de cinéma.
Je me suis dit qu’il serait formidable d’adapter ce petit polarimètre pour les étoiles et d’essayer de détecter la polarisation de l’étoile brillante α2 CVn (Cor Caroli) située à environ 110 années-lumière de nous. Il s’agit de la première étoile classée avec le type “Ap”, chimiquement particulière, qui a fait l’objet de beaucoup d’études à propos de sa variabilité et de son champ magnétique.
Le challenge pour moi a été de confirmer la détection avec une configuration matérielle modeste, accessible à tous : une lunette SkyWatcher 72mm sur monture Heq5 associée au spectrographe Star’Ex.
Méthodologie
La mesure du champ magnétique d’une étoile est rendue possible grâce à l’effet Zeeman. Cet effet quantique montre qu’au sein d’un spectre, certaines raies “magneto-sensibles” vont se diviser en plusieurs composantes en présence d’un champ magnétique. Ces composantes sont polarisées de manière circulaire pour le champ longitudinal (dans l’axe de visée) et de manière linéaire (perpendiculairement à l’axe de visée) pour le champ transversal. La sensibilité de la raie au champ magnétique est définie par le facteur de Landé compris entre 0 et 3. Pour mieux se représenter le phénomène voici une petite video de l’ESO proposant une représentation visuelle de l’effet Zeeman :
Animation polarisation gauche puis droite mettant en évidence l’effet Zeeman au passage de la tache solaire AR 3004. Légèrement à droite du centre : Raie du Fe I 6173 A. Sol’Ex + Lunette SW72ED f/6
Les deux filtres “gauche” et “droite” du polarimètre fabriqué avec des lunettes 3D cinéma. Chaque “verre” (plastique) est constitué d’une lame polarisante et d’une lame quart d’onde à -45° ou + 45° suivant l’oeil.
Le polarimètre construit pour le Sol’Ex nous permet d’isoler la polarisation circulaire gauche (-45°) et droite (+45°). Il nous permet donc de mesurer le champ magnétique longitudinal.
Stratégie d’observation : Les acquisitions sont réalisées par séquence dans un ordre précis. Notez que le temps de pose (1h47 par nuit) est assez conséquent pour une cible de magnitude 2.81. En cause le polarimètre “fait maison” qui entraîne une perte de flux ( 40% de flux en moins) non négligeable et le petit diamètre de l’instrument (Lunette SW72ED f/6).
Les paramètres de Stokes I et V correspondant respectivement à l’intensité totale mesurée (strictement positive) et au taux de polarisation circulaire, qui peut être positive ou négative selon le sens de rotation sont calculés à l’aide de la relation suivante :
Le spectre à polarisation nulle permettant d’estimer l’erreur de mesure est obtenu avec la relation :
L’éphéméride adoptée pour le calcul de phase est le suivant (Farnsworth, G. 1932, ApJ, 75, 364) :
La donnée la plus facile à obtenir à partir des données calculées précédemment est le champ longitudinal exprimé en gauss – c’est-à-dire la composante du champ magnétique dans l’axe de visée – qui est lié aux paramètres de Stokes et à travers l’équation suivante (Donati et al, MNRAS 291, 658-682, 1997) :
où Ic est le continuum non polarisé, v est la vitesse radiale, c est la vitesse de la lumière dans la même unité que v, λ0 est la longueur d’onde centrale de la raie en nm, et g est le facteur de Landé effectif de la raie.
Simulations
Voici deux simulations permettant de mieux se représenter le phénomène mesuré :
Les étoiles actives de type tardif possèdent des champs magnétiques structurés à petite échelle. Ils peuvent être détectés et caractérisés en utilisant la spectroscopie haute résolution combinée à l’analyse de la polarisation circulaire. Les signatures Stokes V des taches magnétiques se déplacent sur le profil de la ligne et changent de forme et d’amplitude en fonction de l’orientation du champ à l’intérieur de la tache. Source : Oleg Kochukhov
Certaines étoiles de type précoce présentent des champs magnétiques très puissants et globalement organisés. Leurs géométries magnétiques peuvent être décrites approximativement avec un dipôle incliné par rapport à l’axe de rotation stellaire. Pour de telles étoiles, nous pouvons mesurer et interpréter la variation du profil de la raie dans les quatre paramètres de Stokes. Les spectres Stokes V fournissent des informations sur la composante magnétique de la ligne de visée tandis que les spectres de polarisation linéaire (Stokes Q et U) caractérisent le champ magnétique transversal. Source : Oleg Kochukhov
Observations et traitement
Les observations (onze nuits) se sont réparties entre le 30 juin 2022 et le 15 juillet 2022 avec le matériel décrit ci-dessous. “Observatoire” localisé à La Montagne (44) à proximité de la ville de Nantes = beaucoup de pollution lumineuse.
Le polarimètre est placé devant le cube de guidage du spectro. Plus proche de la fente aurait été mieux pour limiter les défauts optiques des verres souples des lunettes mais j’ai souhaité faire au plus simple en terme de montage.
Lunette SkyWatcher 72ED f/6
Spectrographe Star’Ex 2400 tr/mm, 80×125, fente de 10 μm.
Polarimètre lunettes 3D cinéma (https://youtu.be/ux1rgkgdauY)
Caméra science : ASI 183 MM PRO
Caméra guide : ASI 178 MM
Monture : Heq5 Pro
L’acquisition des spectres est réalisée avec SharpCap et le guidage PHD2. Le pré-traitement est réalisé avec specINTI. La calibration est réalisée en mode latéral (4 fibres optiques en entrée de télescope) avec une ampoule néon. La résolution moyenne des observations avec la configuration est d’environ 25000 et le rapport signal bruit est supérieur ou égale à 150. Un script Python a été développé pour corriger les spectres de la vitesse héliocentrique, normaliser le continuum, calculer les paramètres de Stokes I et V et présenter les résultats sous forme de graphiques.
Résultats
Figure 1 : De gauche à droite
I/Ic : Intensité totale mesurée
V/Ic : Taux de polarisation circulaire
N/Ic : Spectre à polarisation nulle permettant d’estimer l’erreur de mesure.
Figure 2 : Champ magnétique longitudinal moyen calculé au niveau de la raie Hα à partir de l’équation (4). Les barres d’erreur sont calculées à partir du delta entre les deux points de mesure proche de la phase 0.
Pour comparer avec la Figure 2 voici des résultats de D. Monin et al. sur la raie Hβ -arXiv:1203.0278 (2012)
Un signal de polarisation circulaire est détecté au niveau de la raie Hα sur la composante V du paramètre de Stokes (figure 1, graphique du milieu). Le rapport signal bruit n’est pas excellent mais le résultat est conforté par le spectre à polarisation nulle qui n’indique pas de biais de mesure fort. De plus, il y a une corrélation évidente entre ces résultats et les résultats de O. Kochukhov et al. (A&A 513, A13, 2010) et de C. Buil.
Le motif du taux de polarisation est répété périodiquement en fonction de la phase mettant en évidence le cycle de rotation de l’étoile (P = 5,47 jours). C’est à partir de ces éléments que les astronomes profesionnel.les étudient les mécanismes du magnétisme stellaire et reconstruisent des cartes de champ magnétique et de la surface des étoiles. Les capacités de ce petit spectrographe Star’Ex imprimé en 3D couplé à la petite lunette SW72ED sont vraiment bluffantes ! Le résultat est au-delà de mes espérances. C’est de la belle astrophysique à la limite de l’instrumentation mais en vérité assez facilement accessible en s’y prenant avec un peu de méthode.
Prochaine étape…
…reconstruire une image de la surface de l’étoile !
Les professionnel.les utilisent une technique complexe permettant de cartographier le champ magnétique et la distribution des éléments à la surface des étoiles en inversant une série temporelle de spectre haute résolution. Cette technique est nommée ZDI pour “Zeeman Doppler Imaging”.
La modulation périodique de l’effet Zeeman en fonction de la période de rotation de l’étoile est utilisée pour reconstruire de manière itérative la distribution du champ magnétique à la surface de l’étoile. Cette technique fait appel au principe de reconstruction d’image par maximisation d’entropie, elle génère la géométrie du champ magnétique (voir la technique des harmoniques sphériques) en synthétisant les profils IV de Stokes pour coller aux observations.
Un prérequis pour que la ZDI fonctionne est que la largeur de la raie intrinsèque soit inférieure à l’élargissement induit par la rotation de l’étoile (effet doppler). Ce n’est malheureusement pas le cas pour les raies de Balmer dont la raie Hα. Pour cette raison, ces raies sont moins utilisables pour l’imagerie Zeeman que les raies d’éléments plus lourds (en particulier Fe II 4923, 5018, 5169 Å). Ces dernières ont également un facteur de Landé plus élevé que la raie Hα donc une signature du profil de Stokes plus marquée.
Cependant pour les étoiles de type α2 CVn nous pouvons modéliser leurs champs magnétiques en supposant des géométries dipolaires obliques. La plupart des études ZDI modernes trouvent des écarts locaux par rapport à ces géométries, mais confirment en même temps que les dipôles obliques fournissent une très bonne première approximation des champs magnétiques stellaires.
Après de longues heures de recherche, je suis parvenu à mettre la main sur un algorithme Python permettant de faire de la “ZDI”. Il est écrit par C. P. Folsom (7) en suivant la méthode de Donati et al. (8, 12).
A ce jour, j’ai développé un premier script Python permettant de préparer les spectres et de créer les fichiers d’entrée que le modèle viendra consommer. Le modèle est en partie contraint en utilisant les paramètres fondamentaux de l’étoile, le reste des paramètres est libre. L’idée est maintenant de créer un deuxième script permettant de jouer avec ces paramètres libres afin de faire converger le modèle vers la meilleure solution. Il s’agit de l’étape la plus sensible… En effet, en fonction des paramètres adoptés, les résultats peuvent différer du tout au tout.
Résultats à venir…
Exemple de reconstitution du champ magnétique de Cor Caroli à l’aide des paramètres I et V de Stokes. O. Kochukhov and al. 2010.
Références
1. Magnetic Doppler imaging of α2 Canum Venaticorum in all four Stokes parameters
O. Kochukhov et al , A&A 513, A13 (2010)
2. Stokes IQUV Magnetic Doppler Imaging of Ap stars II: Next Generation Magnetic Doppler Imaging of α2 CVn
O. Kochukhov et al , arXiv:1402.2938v1 (2014)
3. Doppler Imaging of stellar magnetic fields III. Abundance distribution and magnetic field geometry of α2 CVn
O. Kochukhov et al , A&A 389, 420–438 (2002)
4. Measuring magnetic fields of early-type stars with FORS1 at the VLT
S. Bagnulo et al, A&A 389, 191–201 (2002)
5. Doppler Imaging of stellar magnetic fields I. Techniques
N. Piskunov and O. Kochukhov, A&A 381, 736-756 (2002)
6. Doppler Imaging of stellar magnetic fields II. Numerical experiments
O. Kochukhov et al, A&A 388, 868–888 (2002)
7. The evolution of surface magnetic fields in young solar-type stars II: the early main sequence (250-650 Myr)
C.P. Folsom et al, arXiv:1711.08636 (2017)
8. Zeeman-Doppler imaging of active stars. II. Numerical simulation and first observational results.
Donati, J. -F. et al, Astronomy and Astrophysics, Vol. 225, p. 467-478 (1989)
9. Chaîne Youtube astro-spectro
C. Buil, https://www.youtube.com/channel/UCdlVj1AAV7y_KxBIwhjChug
10. Le projet Sol’Ex & Star’Ex
C. Buil, www.astrosurf.com/solex/
11. Magnetic field structure in single late-type giants: The weak G-band giant 37 Comae from 2008 to 2011
S. Tsvetkova et al, arXiv:1612.02669v1 (2016)
12. Spectropolarimetric observations of active stars
J.-F. Donati et al, Mon. Not. R. Astron. Soc. 291, 658-682 (1997)
13. Zeeman Doppler imaging of active stars
J.F. Donati and S.F. Brown, A&A (1997)
14. Magnétométrie stellaire et Imagerie Zeeman-Doppler appliquées à la recherche d’exoplanètes par mesures vélocimétriques
Elodie E. Hebrard, https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01309532
15. High-precision magnetic field measurements of Ap and Bp stars
G. A. Wade et al, Mon. Not. R. Astron. Soc. 313, 851±867 (2000)
Voir le kit optique Star’Ex Haute Résolution